AccueilBlogLa romance French Riviera
Actualités
La romance French Riviera

La romance de Madame M

 

Installée à la terrasse de l’Eden Roc, un cocktail rafraîchissant devant elle, menthe, cassis, propolis et miel, la piscine à flanc de falaise et le plongeoir à portée de plouf, Madame M a étalé devant elle toutes les lettres reçues.
Cette correspondance a débuté dès son retour de Vienne. C’est là-bas qu’ils se sont connus. Il est Milanais, mais occupait la ville impériale le temps d’un été. Elle est française mais vit partout, elle est souveraine dans chacune des villes traversées, été automne ou hiver. Ils étaient faits pour s’entendre. Depuis ce voyage, elle lui fait parvenir une lettre chaque jour ou presque, et chaque jour ou presque elle en reçoit une de lui.


Dans l’une d’elles, il lui demandait, avez-vous déjà entendu parler de l’Eden Roc, anciennement la Villa Soleil, à la pointe du Cap d’Antibes, dans le sud de la France ? Dans sa lettre il expliquait que de nombreux artistes des années vingt tels que les peintres Pablo Picasso, Marc Chagall, ou encore l’écrivain Scott Fitzgerald y avaient trouvé un lieu de villégiature, en même temps que l’inspiration. Et puis il disait, je vous vois bien y séjourner pour achever le roman dont vous m’avez parlé, est-ce que cela vous plairait ? Il disait ensuite, ma famille loue là-bas une chambre à l’année, et il se trouve que personne ne s’y rend jamais durant les mois les plus chauds. Il disait pour finir, vous avez carte blanche pour vous y installer, quant à moi, si c’est d’accord, je vous rejoindrai vers la fin juillet.

 

Deux mois de villégiature dans un palace-hôtel de la French Riviera, c’est une chance qui ne se présente pas deux fois dans une vie, alors oui, bien sûr, elle l’a saisie. C’est ce qu’elle a répondu dans sa lettre, oui, oui, oui, mille fois oui.

 

Madame M se rappelle son arrivée. Le bouquet de senteurs qui, à la descente du train, à Nice, l’a assaillie. Les odeurs enivrantes de cyprès de figuiers de pins parasols. Les notes d’agrumes de pêches de pamplemousses sur les étals. Les fragrances de violette d’origan de basilic de thym et de laurier rose. Tous les parfums du midi dans une seule bouffée d’oxygène. Et puis le chauffeur en costume blanc qui l’attendait, à la sortie de la gare. La Baie des anges, sur le trajet de Nice au cap d’Antibes, qui la saluait de son bleu roi étincelant. Son arrivée à l’Eden-Roc surplombant la mer, entouré de pinèdes. Ce jour-là Madame M rayonnait, sous le soleil au zénith qui resplendissait en retour.

 

Il lui avait caché bien des choses. Ladite chambre n’est pas qu’une simple chambre, c’est une suite, dont la grande baie vitrée s’ouvre directement sur la mer azurée. Une odeur de musc, de cigarillo et de patchouli la grise, encore, et encore, et encore, dès qu’elle passe le pas de la porte. Son odeur à lui. Son odeur partout. Elle la discerne d’entre toutes. La même odeur que celle imprégnant le foulard en soie qu’il lui a donné en souvenir. Ce foulard, elle l’emporte avec elle tous les jours. Elle le noue tantôt autour du cou, tantôt autour du poignet. Avec son délicat motif de jardin provençal, ses feuillages ses fougères ses bruyères, il est très à propos. Et M, très à la mode.

 

Il lui a dit de l’attendre, alors c’est ce qu’elle fait. Elle attend. Elle bulle. Elle sort. Elle se promène. Elle écrit, tous les jours à la terrasse de l’hôtel, ou au bord de la piscine, ou au coeur de la pinède. Elle écrit ou plutôt elle fignole. Son roman étant déjà achevé, elle le parachève, elle lui trouve sans cesse des axes d’amélioration, comme pour parer au syndrome de l’impostrice, et pouvoir continuer à justifier de sa présence en ces divins lieux.

 

Il devait la rejoindre au milieu de l’été, mais dans une lettre postée l’avant-veille, il lui fait savoir qu’une affaire familiale le retient à Milan, qu’il doit hélas repousser la date de sa venue. Il lui assure l’informer très bientôt d’une date ultérieure. Et puis, en guise de signature il lui dit, dans sa langue natale il lui dit, attendez-moi sagement, mi amore.

 

Alors Madame M sagement attend. Pour ne pas trouver le temps plus long qu’il ne l’est déjà, elle sillonne la région, explore les récifs, escalade les monts, arpente musée après musée, s’immerge dans l’oeuvre pittoresque des natifs et des adoptés de cette terre d’artistes. Les Pablo Picasso, les Marc Chagall, mais aussi les Paul Cézanne, Fernand Léger, Henri Matisse, Pierre-Auguste Renoir, tous ceux ayant chéri, aimé, peint et dépeint ce petit pays. La douceur de son climat, le charme de ses stations balnéaires et de ses villages perchés, la beauté de son arrière-pays, les reflets irisés de la lumière sur l’eau du levant au couchant, et la quiétude de ses criques cachées. La vie rêvée. Sauf, peut-être, quand l’on s’ennuie, quand l’on attend seule, enamourée, comme elle.

 

Une autre lettre arrive enfin. Il l’informe devoir à nouveau décaler son arrivée. Madame M a abandonné les corrections de son roman. Elle a abandonné tout projet d’écriture. Elle n’écrit plus qu’à lui. Dans ses lettres éplorées elle le presse de venir vite.

 

Dans ses lettres en retour il s’excuse ; ou bien se trouve des excuses. Il dit qu’il se fera pardonner. Il dit qu’à son arrivée ils partiront tous les deux. Il lui promet de lui faire visiter la côte italienne. Le Golfo Paradiso niché entre les bras de la ville de Gênes, les Cinq terres à flanc de falaise, Monterosso, Vernazza, Corniglia, Manarola et Riomaggiore, avec leurs édifices aux couleurs vives et leurs criques aux eaux turquoise, s’ouvrant sur la mer Ligure. Il dit qu’ils atteindront même Portofino, ce bourg de pêcheurs très vivant où il dit être né, et dont Guy de Maupassant a dit quant à lui, « c’est un petit village qui s’étend comme une demi-lune autour d’un bassin silencieux ». Bref, Il lui vend du rêve par lettre interposée. Elle veut y croire. Elle s’y accroche. Elle n’a que cela.

 

L’un des chauffeurs de l’Eden Roc, voyant M dépérir seule, au bord d’une si belle piscine, l’a prise en pitié et sous son aile. Voilà trois jours qu’il la véhicule au gré de ses propres allers et venues. Elle découvre Saint Tropez l’effervescente, Cannes la scintillante, Monaco la majestueuse. Elle arpente le boulevard cannois et, devant le Carlton, sa spectaculaire bâtisse, ses grandes coupoles art déco, ses limousines, sa kyrielle de transats alignés sur le sable, M est prise d’un petit rire, en pensant qu’elle se trouve bien mieux là où elle est, à l’Eden Roc. Ne manque plus que lui… qui décidément se fait attendre. M s’inquiète. Cela fera bientôt une semaine qu’elle se trouve sans nouvelles.

 

Encore des promenades. L’île d’Or et sa tour sarrasine aux abord de Saint-Raphaël. Le Domaine du Rayol et son fascinant jardin botanique face aux îles d'Hyères. Le Massif de l’Estérel, son étonnante coloration rouge issue de la pierre de rhyolite, qui tranche avec le bleu de la mer, et dans laquelle ses falaises déchiquetées se jettent. Le Cap Martin, ses petites criques et ses sublimes villas, son sentier « Le Corbusier » donnant à voir très loin, à l'ouest, sur la principauté de Monaco, et à l'est vers l’Italie, précisément là où il se trouve… Là d’où il doit venir… venir… venir… Deux semaines qu’il n’a plus écrit.

 

Un soir que M revient d’une promenade dans le petit village de Figuerolles, on l’informe qu’une lettre est arrivée. Une lettre Enfin.

 

Elle récupère l’enveloppe à la conciergerie, grimpe les étages en flèche, la décachette avant même d’avoir regagné la chambre tout à fait, elle la parcourt d’une traite, en diagonale en vitesse, elle saute des passages, elle y revient. La lettre en substance dit, ma très chère, ma très précieuse M… suis retenu sur la côte italienne, la Riviera du Levant c’est ainsi qu’on la nomme… même côte que celle sur laquelle vous séjournez mais ailleurs, tout comme mon esprit est ailleurs ces temps-ci… regrette de ne pouvoir vous rejoindre comme je vous l’avais promis… Au plaisir de vous revoir un jour je l’espère…. Mes amitiés. Signé, votre très cher…

 

Elle chancelle. Ses amitiés. Ses… amitiés.

 

Elle est prise d’un vertige. Non pas un vertige, une crise d’angoisse une crise de rage une crise de folie une crise de nerfs. Sa poitrine se soulève et s’abaisse en sursaut, tout comme ce soir le rivage monte et descend avec tumulte. Elle tient la lettre furieusement entre ses mains, la relit encore, et encore, et encore, et soudain elle la plie elle la froisse elle la tord, elle voudrait la détruire tout à fait, la faire disparaître, la brûler. Non. Elle ira la jeter à la mer. La lettre noyée, voilà. Toutes les lettres noyées. Toute la correspondance échangée depuis Vienne, et avec elle le souvenir de leur idylle, et ses propres espoirs envolés, c’est tout ce que ces images d’Epinal méritent, disparaître de sa mémoire pour de bon, pour que le cours normal de sa vie reprenne, sans orage, sans ondée. Sans lui.

 

M s’arme d’une bouteille d’eau pétillante – ici toutes les bouteilles sont en verre – et se précipite dans la salle de bains pour en vider le contenu dans le lavabo, comme s’il s’était agi d’acide. Les bulles de gaz pétillent quelque temps sur la faïence puis disparaissent pour de bon dans le siphon. M s’empare des lettres éparpillées dans la chambre, sur le bureau sur la table sur le lit et même dessous, une toute dernière sur le rebord de la fenêtre, elle en fait un joli tas qu’elle roule, un joli rouleau voilà, qu’elle insère dans la bouteille vide, et puis elle sort de la chambre, sur la même lancée. Sans s’être même aperçue dans le miroir, son petit visage furieux et froissé, non, pour quoi faire, pour qui devrait-elle se faire belle désormais, maintenant qu’elle sait qu’il ne viendra plus.

 

Le long des couloirs de l’hôtel tout est calme. Dehors il ne fait pas encore tout à fait nuit. Elle fuit le hall plein d’étrangers, la piscine et le bar, elle s’échappe le long de la pinède, descend les escaliers qui mènent à une crique privée. À présent elle marche le long du rivage, somnambulique, hagarde. Elle a abandonné ses sandales dans le sable. Elle ne se souvient pas où. Les vagues écumantes pourlèchent ses orteils. Parfois une vague plus forte que les autres la trempe jusqu’aux mollets.

 

Elle claque des dents, ses lèvres sont bleues, elle est transie, pourtant elle ne ressent rien. Anesthésiée, voilà ce qu’elle est. Elle se contente de regarder tristement la mer qui va, qui vient, qui s’en va encore, se retire tel un amant et délaisse la plage, sa femme éplorée.

 

Ce soir le ciel est cotonneux, les vagues moutonnent, comme sur les tableaux impressionnistes. La voûte céleste et la mer se rejoignent et se confondent, à la frontière du bleu avec le bleu. Le chant écumeux s’est mué en ressac assourdissant. L’orage vient, elle le sent, elle le sait. Voilà un temps idéal pour emporter loin la bouteille, très loin, avec ce qu’elle contient, c’est-à dire son coeur naufragé. Jusque dans les courants tourbillonnants du Gulf Stream, qui sait.

 

Sa main est crispée sur le goulot de la bouteille, telle une forcenée agrippée aux barreaux de sa geôle. Enfin, elle déverrouille ses doigts un à un, recule de quelques pas dans le sable, prend de l’élan, court tout à fait. Et puis elle la jette. Comme le dernier cadeau qu’elle livrerait à ce monde elle la jette. D’un geste faiblard et le bras désarticulé elle la jette. En rentrant dans l’eau jusqu’à mi cuisses elle la jette. À présent elle est toute trempée.

 

Le foulard y passe aussi. Elle le défait nerveusement de son poignet et le livre à l’embrun. La pièce de tissu versicolore s’envole, se pose en délicatesse à la surface, surnage quelque temps, et puis une vague plus grosse que les autres finit par la submerger. Alors M se met à pleurer. Elle se dit qu’elle n’aimera plus jamais. Elle se dit qu’elle n’écrira plus jamais non plus. Le ciel aussi se met à pleurer ; de grosses gouttes s’écrasant sur son visage en larmes, ploc, ploc, ploc, jusqu’à ce que M ne sache plus faire la distinction entre la tempête et son propre chagrin.

 

Elle éternue, se trouve pathétique, décide finalement de rentrer s’abriter. Et la nuit solitaire passe, comme il s’en est passé des milliers, et comme il en passera encore. Lorsque M s’éveille le lendemain, le ciel est d’azur, la mer est d’huile, la belle et triomphante Costa Azzura, celle dont il lui parlait dans ses lettres, cette côte qu’elle aurait rêvé découvrir en sa compagnie semblerait presque se moquer d’elle. Il est temps de partir. Plus rien ne la retient ici. Ni l’attente, ni l’espoir. Elle plie bagages, redescend sur la crique pour trouver ses sandales oubliées la veille, mais ne les trouve point. Quelqu’un les aura emportées. Tant pis. Elle marche un peu le long du rivage endormi. C’est sa façon à elle de lui faire ses adieux.

 

Tandis qu’elle regagne l’hôtel, une petite voix aigrelette s’élève. M croit d’abord n’entendre que le sifflement du vent, alors la même voix s’élève de nouveau, qui crie, qui claironne, Madame, Madame, je vous ai fait chercher partout, Madame est-ce bien à vous que ceci.

 

En contrebas de l’escalier, une petite femme d’un certain âge, très élégante dans son tailleur beige, beaucoup trop distinguée sans doute pour un bord de plage, lui adresse de grands signes. La petite dame d’un certain âge brandit ses sandales et… la bouteille à la mer. M pâlit. La petite dame d’un certain âge s’approche désormais d’un pas vif, beaucoup plus vif que ne l’aurait laissé deviné sa frêle constitution, elle tend une main aux longs doigts effilés. Mimétiquement M tend une main elle aussi, alors la petite dame d’un certain âge avec satisfaction s’en empare et la serre, elle dit, je suis Irène L., directrice des Editions de M. Elle dit, je vous ai vue écrire ces lettres pendant des semaines sur la terrasse. Elle dit, j’ai trouvé cette bouteille sur le rivage, il me semble donc qu’elle m’appartient. Elle dit enfin, je voudrais, si vous le permettez, publier cette correspondance exceptionnelle.

 

Madame M écoute, et puis, quand vient enfin son tour de parler, elle bafouille, elle dit, vraiment, mais… quel hasard, quelle ironie du sort, moi qui voulais faire disparaître ces lettres pour de bon. La dénommée Irène L. rétorque, vous savez, la vie est pleine d’ironie, en revanche, elle m’a enseignée qu’il n’y avait jamais de hasard. Et puis elle dit, alors, qu’en dites-vous ? Alors M sourit, elle sourit enfin, pour la première fois depuis des jours et conclut, oui bien sûr, évidemment, quel honneur ce serait pour moi.

 

M a écrit toute sa vie durant, avec acharnement. Et toute sa vie durant, les plus prestigieuses maisons d’édition – celle d’Irène L. en fait partie – l’ont déboutée de ses demandes et relances. Et c’est maintenant, sur le bord de cette plage maudite, le coeur dévasté, avec la certitude de ne plus jamais pouvoir rien écrire de bon, que la chance lui sourit enfin. Et cette chance s’appelle Irène L. Finalement, peut-être que la directrice des éditions de M. a raison : il n’y a pas de hasard dans la vie.

 

Irène L. lui fait promettre d’envoyer très bientôt une copie dactylographiée de la correspondance. Avant de prendre congé l’une de l’autre, M tout timidement lui demande, par hasard, vous n’auriez pas retrouvé un carré de soie, rejeté par le rivage lui aussi. Elle insiste, elle dit, avec de nombreuses couleurs, givre, ivoire, terracotta, mordoré, tout en soie. Mais Irène L. hausse les sourcils, et continue de faire non de la tête.

 

Et M alors de penser… Pas le foulard, seulement les lettres manuscrites. Seulement l’immatériel, l’histoire d’amour qui n’aura pas existé ici. Seulement le chagrin sublimé. La douleur qui devient art, c’est-à-dire utile, c’est-à-dire… Un livre. Un livre, enfin. Son livre.

 

Tout cela, après tout, ne valait-il pas d’être vécu ? Peut-être que si.

Découvrez nos autres articles

This browser is not compatible with our website.

For the best experience, we recommend using one of the following browsers :